Ça faisait un an que j'étais dans la Vallée du Silicone et je n'étais pas encore allée chez le dentiste. Je repoussais toujours le moment parce que j'avais peur. Je n'avais jamais pris la peine d'aller sur Wikipédia regarder la traduction des mots "molaire", "plombage", "érosion des gencives", et tout autre mot qui pourrait être utile à comprendre.
Puis, tout à coup, j'ai comme réalisé qu'avec la quantité de sucre gratuite qu'on m'offre à la job, je devrais peut-être faire un check-up avant qu'il soit trop tard, compte-tenu du fait qu'à chaque jour je me prends un tit peu de m&m aux pinottes, un tit peu de réglisse, un tit peu de glosettes, un petit peu de melons d'eau surettes, et que le bureau ressemble à une cossue maison du quartier dix-30 qui donne des bonsbons d'Halloween, mais à longueur d'année. Et que je suis en train d'écrire ce texte en m'arrêtant à chaque phrase pour prendre un demi-rouleau de rockets. Et qu'il est 10h du matin. Mes phrases sont courtes. J'aime ça. Je disais donc.
J'ai fait ce que toute jeune habitante de la Vallée du Silicone ferait pour se chercher un nouveau dentiste, un coiffeur, une esthéticienne, un restaurant thai, ou un stand à crêpes au steak haché à 3h du matin: j'ai pris mon téléphone et j'ai regardé les évaluations des commerces de la région.
Je suis arrivée chez mon bureau de dentiste brun et je n'étais pas trop dépaysée: des revues de potins et de décorations de vlà 5 ans, des murs bruns, des chaises brunes, on se croyait dans n'importe quel quartier résidentiel de St-Hubert sur la rive-sud.
Une madame chaleureuse à la réception m'a fait remplir une tonne de documents biographiques, et de documents légaux (j'ai arrêté de lire à "vous ne tenterez pas d'actions légales en cas de perte de dents"), mais je suis habituée maintenant. Aux États-Unis, le sport favori des américains est la poursuite légale, alors maintenant, que ce soit en parachute ou chez l'esthéticienne pour une épilation des demies-jambes, il faut toujours signer chaque page d'une bible de documents, affirmant que c'est pas de la faute des esthéticiennes si jamais la cire à épiler pogne en feu et te fait perdre un oeil. C'est Jenny qui a sa "PME" d'épilation dans son demi sous-sol à Charny qui ferait la saut.
Moi: Allô, je crois que j'ai rempli des documents comme il faut. Combien ça coûte au juste aller chez le dentiste ?
Madame: Votre assurance couvre tous les frais.
Moi: Genre, toute toute toute ?
Madame: Les frais habituels, mais comme pour tous les assureurs ou presque, pas l'anasthésie.
Moi: Hein?
Madame: Oui, pour un plombage par exemple. On a besoin d'anasthésie si le patient veut.
Moi: Euh, ya du monde qui prennent pas l'anasthésie ?
Madame: Oui.
Moi: Sont malades.
Madame: On les laisse habituellement entrer avec une très forte odeur de gin (insérer ici rire de Consuela mexicaine épeurant) Ha Ha Ha.
Moi:...
Madame: Bon, vous n'avez pas indiqué le nom de votre dentiste précédent.
Moi: C'est qu'il est Canadien. Je sais pas s'il est dans votre base de données
Madame: ...
Moi: C'est que j'habitais au Canada l'an dernier.
Madame: (regard vitreux)
NDLR: Il arrive parfois que les gens aient cette réaction face à la mention d'un pays étranger différent de "Chine" ou "Alaska". Puis, par la suite, ils réalisaient que le Canada était bel et bien cette grosse étendue de neige en haut des USA. Avec les igloos et la Molson Canadian.
Moi: ... (regard encourageant, hochement de tête, oui oui! ça existe)
Madame: ...et ils vous nettoient les dents comment, au... Canada ? Est-ce que je dois demander un traitement spécial ?
Moi: Ben, ils ont des outils qui font biiiizzz biiiiizzz et ils nettoient les dents, prennent des radiographies et tout... comme ici... enfin... J'espère là. (rire nerveux).
NDLR: À ce moment-ci, Consuela a commencé à fixer ma bouche d'un air perplexe. Je me suis rendue compte qu'à la suite de ma description, elle devait s'imaginer que nos dentistes avaient des chemises à carreaux, arrivaient à cheval dans leur bureau/chalet en bois rond, commandaient leur stock de "dentistes" à l'aide d'UPS-traîneau-à-chien, puis que le biiizzz biiizzz que je mentionnais aurait très bien pu être un bruit de chainsaw.
Madame: Hmm, d'accord, et bien viens, on va regarder l'état de tes dents.
L'équipement semblait dater des années 80, et mon moment le plus traumatisant a certainement été la prise des radiographies. Dans mon ancienne vie, je m'assoyais sur une chaise avec un petit bout de carton dans la yeule. Yavait une machine qui faisait le tour de ma bouche en faisant bzzzz (je dois faire attention avec mes onomatopées qui ressemblent à des chainsaws). Mais Madame Réceptionniste/Consuela/Hygiéniste avait entre les mains un gros gun brun qui ressemblait à un séchoir à cheveux au bout duquel on avait rajouté un cône pour que les chiens se grattent pas la tête. Voici une version imagée:
+
Voilà.
Je m'excuse pour le manque de détails de l'image, mais accouplez ces deux choses ensemble, mettez le résultat brun, et le tour est joué. Le désavantage évident, hormis le fait que l'appareil avait l'air d'être fait à la main par Vidal Sassoon avant la chute du mur de Berlin, était que je devait avoir une immense plaque magnétique dans le bouche. Plutôt, dans le fond de la gorge. Je n'étais donc pas capable de la garder sans avoir le goût de vomir.
Moi: (crache le truc)
Madame: Oups! C'est pas grave. On va réessayer. Je vais te le mettre dans le fond de la bouche, et ensuite tu vas fermer la bouche, et compter jusqu'à trois. Voiiiiilà. 1,2...
Moi: (crache le truc)
Madame: Bon, on réessaie. Voilà. 1,2...
Moi: (crache le truc). Oups.
Madame:.... (visiblement agacée, elle me recrisse la plaque magnétique dans le fond de la gorge avec "vigueur", de sorte que je le recrache immédiatement et m'étouffe en repoussant sa main.)
Moi: Ben là sti...
Jamais dans mes multiples années chez le dentiste j'avais vécu ça. Mes rendez-vous avaient toujours été qualifiés de normaux: on arrive, on passe au cash, bing bang, passez Go et encaissez la brosse à dents gratuite. Une fois circa 1996 je me souviens avoir détourné la tête et fait OUACHE parce que quelqu'un avait pété dans la salle d'examen. C'est TOUT. Et j'en suis pas fière.
Heureusement, la dentiste est arrivée à ce moment-là.
Dentiste: Allô, ça se passe bien ici ?
Madame Hygiéniste: Non non, elle a vraiment des gros réflexes de déglutition.
Dentiste: Oh, mais je crois que tu n'as pas besoin d'aller si loin...
Madame Hygiéniste: Mais, hi hi, tu vois, elle n'est pas mariée (en pointant mon auriculaire gauche), elle doit donc pas encore être habituée à avoir quelque chose dans la bouche tout le temps... Hi hi hiiiii....
Moi:...
Dentiste:...
Madame Hygiéniste:.... hi hi hi.
Dentiste: On peut se parler deux minutes ?
Madame Hygiéniste:... ok
Pendant que dentiste et hygiéniste se parlaient visiblement avec insistance en espagnol à côté de la salle d'attente, je fixais la pile de films pour enfants, en ne souhaitant rien d'autre que d'être plutôt dans le bureau du Dr Robert avec Anik, la gentille hygiéniste qui te donne l'impression de te caresser les gencives en te nettoyant, à écouter Toby le chien étoile. Plus rien ne serait pareil.
Vu que j'ai passé mes années d'espagnol au secondaire à apprendre La Bamba, Macarena et Allegria (que je ne pense même pas être en espagnol, après tout), j'ai cru seulement comprendre le mot "Playa" de leur conversation. Mais encore là, j'étais pas sûre.
Finalement, je suis sortie du cabinet du dentiste avec ma brosse à dents et un rabais de 15$ sur une brosse à dents électrique, "parce qu'on est en 2012, et qu'on devrait profiter de la technologie". Et un traumatisme. Mais pas de carie. (et possiblement une surdose de radioactivité)
J'ai regardé les murs bruns du Dentiste de la Vallée du Silicone en sortant, endroit où je me souviendrai à tout jamais avoir laissé mon innocence.